DEUXIÈME PARTIE

     

     

     

     

    LE MARSUPIAL

    

      

      

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      

     CHAPITRE PREMIER

      

 

     Claude avait l’impression atroce qu’il allait être séparé de ses compagnons.

     Jusqu’alors, certes, il n’avait fait que les entrevoir de très loin au caprice des méandres que le cortège des bulles exécutait dans l’espace.

     Maintenant, il s’en rendait parfaitement compte, le train fantastique se dissociait et tous ses éléments se dispersaient à une vitesse grand V.

     On plongeait vers ce qui devait constituer l’atmosphère de la planète Titan.

     Et, au fur et à mesure qu’on s’en rapprochait, qu’on y pénétrait, les bulles marchant à une allure accélérée y tombant comme des billes, le captif en constatait le côté incroyablement compact.

     Bien placé dans son globe transparent, il vit l’entrée dans un milieu ambiant des plus bizarres, où des ombres, des formes, des masses houleuses se manifestaient.

     – On dirait… un univers de plasma !

     Claude se demandait si tout cela, en effet, ne consistait pas en une formidable agglomération de globules nageant dans un liquide inconnu.

     Impression qui ne cessa de s’accentuer au cours des minutes qui suivirent ce qui constituait l’arrivée proprement dite.

     Le jeune homme en oubliait le tragique de sa situation.

     Maintenant, le visage collé à la paroi transparente, il cherchait à comprendre, à déterminer à quoi tout cela correspondait.

     La lumière était étrange, comme stagnante. On n’en voyait pas la source mais, évidemment, ce n’était ni le lointain soleil, ni le très proche Saturne, encore que quelques vagues lueurs d’un vert rose vinssent s’y mêler, attestant la proximité de la planète tutélaire.

     – Je plonge au sein du chaos…

     En dehors des reflets saturniens, le blanc, ou plutôt le blanchâtre, dominait.

     Mais, surtout, ce qui intriguait Claude Dalbret, c’est que tout cet inconnu donnait une impression de vie, non de vie très active, de vie intense. Mais, au moins, on sentait que cela existait, palpitait, correspondait à quelque chose de mystérieux, non encore réalisé, du moins en voie de gestation.

     La sueur au front, le cœur et la gorge serrés, Claude comprit, ou crut comprendre, qu’il allait mourir au centre de cette mystérieuse vie.

     Une fois encore, la révolte gronda en lui.

     Mourir, soit, puisqu’il le fallait. Mais comme cela… pour cela ?…

     Il devait bien commencer à admettre que, en fait, il n’avait plus du tout le désir de trouver ce qu’on appelle improprement le grand repos.

     – Moi aussi, j’ai le droit de vivre.

     Cependant la bulle qui le retenait prisonnier descendait toujours.

     Elle s’enfonçait plus profondément dans le magma vivant et, à plusieurs reprises, il tenta vainement d’apercevoir les autres ayant contribué à composer l’étrange convoi allant d’Encelade à Titan.

     Aucune de celles enfermant soit Coqdor, soit Wilfrid ou Tchou n’était apparente. D’autre part, on ne voyait pas non plus les bulles vides qui étaient en si grand nombre à Encelade et qui avaient menacé d’engloutir la soucoupe volante envoyée par le commodore Flood.

     Rien… Claude était seul, terriblement seul.

     La peur s’infiltrait en lui.

     Et, curieusement, un autre sentiment combattait ce qui eût peut-être pu le pousser au désespoir.

     Ce sentiment, c’était le désir de savoir, de comprendre.

     Périr… mais qu’on dise pourquoi.

     Ce raisonnement un peu enfantin amena presque un sourire sur le visage bouleversé du jeune homme, lorsqu’il s’analysa lui-même.

     Plus que jamais, il dévorait les silhouettes inconsistantes, les mouvements sinueux, les formes esquissées qui tournoyaient autour de la bulle.

     Tout cela était de tons mornes, dans le blanchâtre dominant. La pénétration plus profonde, car la descente ne cessait pas, pouvait peut-être l’amener vers le sol proprement dit de Titan, totalement noyé dans cet élément énigmatique mais, à coup sûr, les reflets saturniens s’y perdaient.

     Et puis, Claude commença à distinguer, ses yeux s’habituant au mouvement incessant du milieu ambiant, des choses moins fantomales, et tous ses souvenirs biologiques, génétiques, zoologiques, botaniques, commencèrent à se mêler dans son esprit, suscités les uns et les autres par les découvertes qu’il commençait à faire.

     Il eut soudain l’idée d’appeler ses amis.

     Jusqu’alors, sur l’ordre de Coqdor, on s’était abstenu le plus souvent de correspondre pour éviter de renseigner l’ennemi.

     – Mais, après tout, au point où on en est, qu’est-ce que je risque ?

     L’adversaire avait littéralement « avalé »» le commando. Du moins les divers membres pouvaient peut-être encore s’appeler et parler entre eux.

     Cet espoir fut très rapidement déçu.

     Claude tenta vainement d’établir un duplex, avec l’un de ses malheureux compagnons.

     Les ondes ne « passaient » pas. Dans cet univers fantôme, cela n’avait évidemment pas grand-chose de surprenant.

     Il resta un moment à tendre l’oreille, n’entendant, dans le micro de son petit poste, qu’un horrible grattement, qui indiquait de toute façon que les interférences innombrables émanaient de vies multiples.

     Du moins, est-ce l’impression qu’il en retira.

     Après s’être acharné un instant sur le poste, il coupa le contact, et, avec un geste découragé, destiné seulement à lui-même, il releva la tête.

     Il eut un cri de surprise.

     Il avait cru voir, dans le chaos général, une forme, un peu plus sombre que l’ensemble, qui filait entre deux nuées comme un poisson ou un nageur entre deux eaux.

     Un être vivant ?

     Y avait-il donc des habitants, dans cette masse formidable, dans ce conglomérat vivant en soi ? Des créatures autonomes ?

     Passionné, oubliant tout, bien décidé à savoir, il se meurtrissait le front, le nez, le menton, pour essayer de voir, de saisir de l’œil un passage, une silhouette, une manifestation quelconque d’une vie, non plus communautaire, mais intrinsèque.

     Petit à petit, une impression nouvelle le pénétrait.

     Oui, cela vivait. Oui, cela se manifestait devant lui.

     Et il commençait à comprendre. Du moins, il croyait comprendre.

     Des éléments de base, encore inconscients, un peu comme ces premières palpitations de vie qui se produisent, disent certains scientifiques, au fond de la matière inanimée, et qui donnent naissance à des univers.

     Claude ricana soudain :

     – Comme si j’étais au fond d’un atome d’hydrogène…

     À partir de ce moment, bien que tout demeurât encore dans la grisaille, il commença à réaliser que c’était beaucoup moins incohérent qu’il ne voulait le croire.

     Atome… ce fut pour lui le mot-clé.

     Jusqu’alors, il avait regardé avec une note d’irritation, tout ce magma qui lui semblait absurde.

     À partir du moment où il trouvait, ce qui est frère de chercher, une base de logique, tout s’éclairait à ses yeux, du moins dans une certaine mesure.

     Atome… N’était-ce pas un atome, ce cosmos en miniature, que ces formes vaguement sphériques tournant autour d’un nuage tourmenté, aux formes changeantes ? Un « atome géant », ce qui était cependant un non-sens.

     Mais Claude, maintenant, se demandait de quel droit il utilisait une telle expression.

     À quelle échelle se trouvait-il donc, pour juger ? Il se demandait tout à coup s’il ne venait pas de sombrer dans l’infiniment petit.

     Vue ainsi, la situation changeait.

     – Je suis dans le sang d’un être formidable…

     Ces masses ? Des leucocytes ? Ou quelque chose d’approchant.

     Claude sentait son imagination s’enfiévrer. Il réalisait. Il était profondément ému parce qu’il pensait arriver à la solution.

     Il pensa de nouveau à l’être mystérieux qu’il avait cru apercevoir et un peu plus tard, d’autres, non semblables, mais analogues, lui apparurent.

     Non semblables, parce que dans cet univers imprécis, tout demeurait nébuleux, inachevé, changeant, capricieux.

     Analogues, parce que c’était des hybrides et que Claude, se basant sur de telles visions, percevait de mieux en mieux le sens de ce monde qu’il découvrait et où des circonstances invraisemblables l’avaient irrémédiablement plongé.

     Hybrides… Une sirène ? Ou bien un oiseau-lyre ? Un ornithorynque ?

     Une araignée-crabe ?

     Tout ce qui, dans la création, depuis la géozoologie qui a servi de base à la cosmozoologie, juxtapose deux ou plusieurs éléments paraissant appartenir à deux ou même trois familles différentes, quand ce n’est pas, comme pour les coraux, à des règnes différents.

     Et, tout s’illumina dans le cerveau de Claude.

     Il assistait à une gestation géante. Mieux, il y participait intimement, il en était le témoin affolé, émerveillé, plongé au sein même du magma bouillonnant.

     Sous ses yeux, la création recommençait.

     Des fleurs… mais elles étaient animées, plus vivantes que tous les végétaux de l’univers connu. Des fleurs… mais elles avaient des pattes, ou des membres, des nageoires ou des antennes.

     Des poissons… Mais ils ressemblaient à des hommes, parce qu’ils passaient par l’intermédiaire des proboscidiens marins. À la fois des poissons, des phoques, presque des humains.

     Ainsi, les formes, les familles, les règnes, les classes, les embranchements et les espèces se mêlaient-ils sous ses yeux, le tout demeurant entre le blanc et le noir, entre le gris clair et le gris foncé.

     Mais la soupe de vie, lentement, s’étalait et, au lieu d’avancer en une progression sélective qui éliminait au fur et à mesure ses créatures, elle les conservait, les unissait, les mêlait étrangement en un cocktail fantastique.

     La création nouvelle évoluait, certes, mais non en abandonnant une espèce pour en créer une autre, après une mutation qui eût exigé des millénaires.

     C’était, en quelque sorte, un étalement de l’évolution.

     Claude avait conscience de cela, mais il déplorait que tout restât aussi morne, aussi triste, comme un grand film négatif.

     De la pierre morne et éternelle, du minéral préexistant, tout sortait, tout jaillissait, parce que l’élément aqueux se manifestait, parce que les polymères étaient mystérieusement fécondées, parce que la stase était vaincue au profit du mouvement, de l’action, du verbe.

     Et, tout à coup, Claude fut ébloui.

     Sous ses yeux émerveillés, tout s’illumina.

     L’univers entier, du moins celui qu’il contemplait et qui devait constituer pour le moins un microcosme, s’embrasait pour une raison qui lui échappa au premier abord.

     Mais un feu formidable naissait, venant on ne savait d’où, et qui pénétrait tout, était en tout, était tout.

     Claude vit alors les choses dans la lumière, non plus dans le gris général, les choses avec la divine Couleur.

     L’action du feu ne dura qu’un instant très bref et tout retourna au morne qui dominait habituellement.

     Du moins, Claude en gardait-il l’action violente sur sa rétine, ce qui lui prouvait qu’il n’avait pas rêvé.

     Il demeura un instant abasourdi.

     Puis, la réalité lui apparut, la réalité de cette fulgurance.

     S’il n’en connaissait pas l’origine, du moins savait-il que ce qu’il venait de voir de si près, c’étaient précisément les flammes sur Titan qui avaient provoqué l’envoi de l’expédition du Sterne et les exploits du commando suicide dont il faisait partie.

     Mais, le visage plaqué à la paroi du globe, les yeux perdus dans le déroulement de la grisaille générale, il rêvait…

     Il rêvait à ce qu’il venait de voir, ce que le feu inconnu lui avait révélé.

     Dans les couleurs retrouvées, l’ensemble formidable de l’évolution étalée s’était trouvé confirmé en retrouvant les tons normaux que toute cette création en gestation devait prendre, non plus dans une atmosphère méphitique comme celle de Titan, mais bien, sur une planète normale, philohumaine, sous un soleil vrai, fécondateur et bienveillant.

     Il avait vu, issant du magma noirâtre, en une spirale immense qui montait des éléments microscopiques imperceptibles au sommet de la nature, toute la chaîne palpitante de la vie.

     L’être embryonnaire et l’évolué, le monozoaire et le coquillage, le crustacé et le céphalopode, les formes grotesques des monstres primitifs, les élans du végétal, du maigre lichen au séquoia gigantesque, en passant par les splendeurs du mimosa et de l’orchidée, le reptile avili et le glorieux félin, l’orgueilleux coursier succédant au morne rampant.

    En même temps, et ce n’était pas là le plus faible miracle des feux qui embrasaient Titan la mystérieuse, Claude Dalbret avait perçu des vibrations, des sons organisés, toute une symphonie qui était celle de ce monde encore fœtal, mais qui voulait vivre et que, sans doute, des étincelles réitérées, comme celle qu’il venait d’admirer, dynamisaient par paliers.

     Il observait avec acuité ce qui se déroulait sous ses yeux.

     Oui, cela demeurait imprécis, vague, inachevé, incomplet.

     Mais, pendant une fraction de seconde, tout avait paru arriver au total, à l’achèvement.

     Ainsi donc, d’autres étincelles, si elles se manifestaient, finiraient par permettre l’accomplissement de cet univers réduit, mais qui paraissait suivre rigoureusement le processus de ce qu’on nomme l’évolution, avec cette différence que, vu sous un certain plan, tout se produisait en même temps et non pendant le cours d’innombrables siècles.

     La création totale. Évolutive en soi, non dans le temps-espace.

     Longuement, Claude demeura absorbé, ébloui et angoissé à la fois.

     Que signifiait tout cela ?

     Il pensa de nouveau à ses compagnons, les imagina perdus, les uns et les autres, dans le magma général et supposa qu’eux aussi avaient pu admirer l’inconcevable spectacle.

     Du temps passa encore, et, deux fois, il revit les étincelles.

     Il songeait cependant que la situation demeurait critique. Encore quelques heures et il périrait, faute d’oxygène, lorsque les réserves du scaphandre seraient épuisées.

     Qu’attendait-on de lui ? Pourquoi l’avait-on mis là ?

     Oublié ? Abandonné ?

     Comme ses amis, sans doute…

     Il avala quelques pilules, les dernières.

     De nouveau, il tenta le contact radio. Mais c’était impossible et ni le Sterne, ni ses compagnons, ne semblaient l’entendre, ou ne se trouvaient pas en mesure de lui répondre.

     C’était la fin, il n’en doutait pas. On ne viendrait pas le délivrer et il mourrait sans savoir pourquoi on l’avait capturé et jeté là, assistant, avant la disparition, à cette genèse merveilleuse.

     Il eût été doux au moins d’entendre une voix humaine, de pouvoir échanger quelques propos. En vain. Le brouillage de toute émission demeurait total.

     Il n’y avait, et à intervalles réguliers, il s’en rendit compte, que le retour des formidables étincelles, embrasant l’univers fœtal, lui donnant, pour un bref instant, l’aspect qu’il devrait avoir lorsqu’il serait achevé.

     Claude entendait les sublimes accents de cette symphonie que nul musicien ne noterait jamais, ne pourrait arriver à rendre, mais qui l’emplissait d’une joie ineffable, d’une émotion indicible, bien qu’il demeurât persuadé du triste sort qui l’attendait.

     Il périrait d’asphyxie, sans doute avant l’inanition.

     Et tout serait joué.

     Il tenta d’intéresser ses derniers moments en réglant les cadrans de ses appareils, particulièrement son cosmochrono.

     Il sut ainsi que l’étincelle, très régulièrement, revenait toutes les vingt-sept minutes, en se basant sur le temps terrestre.

     Mais les observations spatiales n’ayant pas donné de tels résultats, il en vint à penser que, peut-être, les impulsions n’étaient pas constantes, mais revenaient à ce rythme à certaines périodes seulement, ces périodes étant elles-mêmes très espacées.

     Une fois encore, ce fut l’éblouissement.

     Il le guettait, il l’attendait comme une oasis de joie dans ce désert d’horreur que constituait sa minuscule prison, où il y aurait eu de quoi devenir fou, sans le miraculeux spectacle.

     Cette fois, n’étant plus surpris, il eut le temps d’admirer.

     L’image multiple semblait pénétrer en lui et, ensuite, pendant de longues minutes, il s’en délectait, la conservant comme un joyau capturé au vol.

     Cette fois, il vit l’achèvement.

     Au dessus des minéraux, des végétaux, de la grande chaîne animale, le sommet était atteint.

     L’étincelle transcendantale burinait tout ce chaos informe et lui donnait son aspect futur.

     Au zénith de la sphère que constituait la création, il vit le chef-d’œuvre.

     Un corps dépourvu de ces poils qui recouvraient tous les mammifères qu’il avait pu admirer. Une nudité admirable.

     Un être qui lui parut de rose et d’or, de chair enfin.

     L’homme…

     Il fallut attendre encore vingt-sept minutes pour que ce sommet fût dépassé, ce qu’il n’aurait pu croire.

     Il crut cette fois qu’il vivait un miracle.

     Parce que de la chair palpitante de l’homme, de son flanc, de tout son être même, l’impossible s’accomplissait, reflétant la vérité de l’éternelle création.

     Un autre corps, plus souple, plus délicat, plus élégant encore se créait spontanément, émanant de l’homme.

     Une femme…

     Claude devenait très faible. Il était horriblement las et l’air commençait à lui manquer.

     Mais les émerveillements continuaient et s’il ne les voyait plus qu’à travers une nuée, du moins les ressentait-il profondément dans son cœur.

     L’émotion était à son comble. Cette vision inattendue le bouleversait.

     Il évoqua soudain celle qu’il avait perdue, celle après qui il avait voulu mourir, celle qui n’était plus.

     Et parce qu’il admirait la vision nouvelle, il en éprouva tout d’abord quelques remords.

     Une trahison… Il lui semblait que c’était quelque chose comme cela.

     Vingt-sept minutes encore.

     Claude n’en pouvait plus et les affres de l’asphyxie commençaient à le dévorer.

     Non, je ne dois pas t’oublier. Je t’aimais. Je t’aime…

     Pour toi, j’ai voulu périr dans le désintégratorium.

     Et je suis là…

     Je vais mourir…

     Vingt-septième minute. L’étincelle de vie traverse, une fois encore tout le magma incompréhensible de la planète Titan.

     Elle reparaît, triomphante dans sa radieuse beauté, achevée comme elle le sera quand tout cela aura été accompli.

     Le cosmonaute enfermé dans son scaphandre, et bloqué dans la sphère creuse, glisse au fond, attiré par la pesanteur. Il ne bouge plus.

     Il a vu, il emporte l’image avec lui.

     Il perd connaissance…

    

      

 

      

      

     CHAPITRE II

      

 

     Vingt-sept minutes se sont écoulées et Claude gît au fond de la sphère transparente, sans conscience, mais hanté, cependant, par la suprême vision, qui est entrée en lui comme un coup de poignard.

     La lente asphyxie commence.

     Sans doute, quelque part sur Titan, dans le mystère de cette atmosphère bizarre en qui se déroulent tant de choses, trois autres hommes, au fond de trois autres sphères semblables, sombrent dans l’agonie.

     L’étincelle formidable, encore.

     Tout l’ensemble gris noir irradie, devient fluorescent, et la création entière se révèle, avec, au sommet, l’humain, l’homme, la femme…

     Soudain, alors que tout est rentré dans le gris ambiant, quelque chose survient, qui semble échapper à la norme, au rythme qui régit ce monde fantastique.

     Il semblerait que, dans cette jungle mouvante, d’inconsistance et de capricieux abysses, un objet étranger fut entré, comme un coin dans une motte de beurre.

     Tout est perturbé, tout chasse, tout fuit devant lui.

     Les vibrations ainsi engendrées sont telles que Claude Dalbret ouvre un œil au fond de sa prison.

     Instinctivement, il porte la main à sa poitrine qui, sous le scaphandre, palpite dangereusement.

     Il râle, il souffre et il a repris un peu de conscience, ce qui lui rend la souffrance, alors qu’il allait mourir sans s’en rendre compte.

     Il voit, à travers un brouillard, l’éternel paysage de Titan, l’incompréhensible qui domine.

     Il voit aussi une sphère, encore une sphère, énorme celle-là, qui s’enfonce dans le magma gigantesque, broie tout sur son passage, et paraît, sinon détruire, du moins déséquilibrer l’harmonie générale.

     Lorsque, un peu plus tard, l’étincelle se manifeste encore, Claude remarque deux choses.

     D’abord, qu’une bande de créatures en gestation, subitement révélées par le grand feu, des oiseaux, des oiseaux de l’immense au minuscule, du vautour au colibri, du grand aigle noir au minuscule bengali éclatant d’améthyste et de rubis, s’envolent d’un seul élan pour fuir la sphère maudite.

     Cette sphère, du fond de ce coma latent qui menace, Claude l’a identifiée.

     – Non… c’est le… ce n’est pas possible… L’image, au fond de son désarroi, provoque une certaine stimulation.

     Il fait effort, avale ce qu’il peut de l’air expirant au fond de son casque, se redresse, non debout, cela ne lui est plus possible, mais sur les genoux.

     Il est projeté, par un choc — la sphère rouge bouge comme tout le reste — le nez contre la paroi, car il a, sans s’en rendre compte, ôté son casque.

     – Le vaisseau fantôme…

     C’est bien lui, le mystérieux spationef qui s’enfonce dans les mystères de Titan.

     Claude râle quelque chose, se rend compte que, évidemment, sa voix, sa pauvre voix, ne saurait porter, et il réalise qu’il y a mieux à faire.

     S’il en a encore la force.

     Le scaphandre restitue les dernières molécules d’oxygène qui vagabondent dans la sphère.

     Claude respire comme il peut, très mal, à peine. Il est las, épuisé, mais il bande sa volonté et appuie sur un bouton.

     Le contact radio.

     – À moi !… Alarme !… Je vais… mourir…

     Il a parlé sans conviction, sans savoir, sans comprendre, en sachant bien, au fond de ce qui lui reste de lucidité, que c’est inutile.

     Mais le miracle se produit.

     Malgré le brouillage permanent, une voix s’élève, une voix qui se fait entendre, une voix qu’il a déjà entendue.

     – Hé oui !… je le sais bien… je suis là pour toi et les autres… Le Marsupial ne va pas te laisser claquer comme ça…

     Claude veut répondre, ne le peut, sa voix expirant dans sa bouche qui demeure ouverte comme celle d’un poisson mort.

    Mais il voit le vaisseau fantôme tourner autour de lui, du moins de la sphère dans laquelle il est enfermé.

     Il reconnaît vaguement le vieux navire, l’antique astronef bricolé et rafistolé, mais qui lui semble un lieu de délices.

     L’espoir…

     Et cette voix rugueuse, bougonne, désagréable, n’est-ce pas une mélodie céleste ?

     Un sas s’ouvre, deux pinces immenses en sortent.

     Claude ne sait pas très bien, mais c’est la vérité, c’est bien réel, deux pinces géantes saisissent la sphère transparente, l’attirent dans le sas qui se referme.

     À l’intérieur du vieil astronef, on travaille tout de suite.

     Un rayon rouge, d’un rouge éclatant, quelque super-laser inconnu, irradie soudain et, avec délicatesse, commence à découper la paroi de la sphère.

     On semble prendre garde à ce que le jet de feu ne touche pas le malheureux qui y est enfermé et, petit à petit, la preuve en est faite, le curieux rayon rouge réussit là où ont échoué les inframauves des Terriens.

     Cloc… La sphère est fendue en deux et s’ouvre, comme un œuf géant, un de ces œufs de Pâques qu’on offre encore sur Terre en fêtant la Résurrection.

     Puis un bonhomme paraît.

     Un bonhomme qui est exactement celui qu’on s’attend à trouver à bord du vaisseau fantôme.

     Une sorte de colosse barbu, roux, avec une paire de favoris énormes, démodés (du moins sur Terre) depuis au moins trois siècles.

     Sa combinaison couleur de rouille est dans le style du vaisseau.

     Ses yeux bleu gris, énormes, brillent dans son faciès buriné, où la bouche ne doit pas souvent sourire.

     Mais, avec une délicatesse extrême, il s’empare de Claude, l’emporte, quitte le sas, court vers une cabine toute blanche et le dépose sur une couchette.

     Tout de suite, il lui applique sur la bouche un petit appareil attenant à un tube et il met un appareil en fonction.

     Un rythme vibratoire se manifeste, calqué sur les pulsations humaines.

     Rapidement, avec une délicatesse surprenante chez ce géant dont les mains immenses et noueuses semblent toujours prêtes à étrangler, il déshabille le malheureux.

     Il le met nu, l’examine avec un stéthoscope, tout en surveillant l’appareil qui reconstitue la respiration artificielle.

     – Rien de cassé…

     Il lâche le stéthoscope et commence simplement à le saisir par les bras, à les agiter périodiquement, puis il s’agenouille au bord de la couchette et, abandonnant les bras, presse en cadence sur la cage thoracique.

     Et, quand Claude stupéfait d’être encore vivant revient à lui, il voit le colosse penché sur lui, et qui lui tend un verre où danse un élixir pourpre strié de reflets d’émeraude et d’or.

     – Je… je vous…

     – Tais-toi, garçon. Et bois ça.

     Claude avale, obéissant. Il réalise alors qu’il respire normalement.

     Il rend le verre, après avoir avalé d’un trait, au risque de s’étouffer.

     – Ça va. mieux ?

     – Oui… Je… Je…

     Il s’aperçoit soudain de sa tenue, regarde cet inconnu, cet antre blanc où il est plongé et qui contraste singulièrement avec l’univers de grisaille où passaient les fulgurances du feu sur Titan.

     – Qu’est-ce qui te gêne ? Parce que tu es à poil ?

     Le colosse ne rit toujours pas. Il recule, prend une sorte de peignoir et le jette à la volée en travers du corps de Claude.

     Mais ce dernier réussit enfin à parler.

     – Mes amis… Mes compagnons… Il faut les sauver… Je vous en supplie… qui que vous soyez…

     – Je suis le Marsupial.

     – Alors, sauvez-les… Ils vont mourir…

     – Pas tous, en tout cas. Le Marsupial, de son pouce énorme, renversé, montre un angle de la blanche cabine. Claude jette un cri :

     – Tchou…

     Tchou est là, nu lui aussi, étendu sur une autre couchette.

     Mais il ne bouge pas et Claude, qui reprend des forces, se lève d’un bond, court au chevet du Chinois, se penche, effaré.

     – Seigneur… Il ne bouge plus… Il est…

     – Il dort, ton copain. Ne t’en fais pas pour lui. Il était si faible que j’ai dû l’endormir, par un procédé à moi. Il en a pour des heures, mais il se réveillera frais comme l’œil.

     – Et les autres ?

     Il semble qu’une lueur sombre passe dans le gros œil bleu :

     – Viens avec moi. On va essayer de les sauver aussi.

     Claude, empêtré dans le peignoir, suit son singulier sauveteur.

     Il traverse, comme dans un rêve, les couloirs du spationef où il n’y a personne, personne sauf les robots, pour l’instant, immobiles.

     On arrive dans une cabine qui est certainement celle de pilotage.

     Là, deux robots encore. En service, ceux-là.

     Ce sont eux qui mènent le vaisseau fantôme et ils sont penchés, très scrupuleusement, sur les tableaux de commande pour l’un, sur ceux d’astronavigation pour l’autre.

     Le Marsupial — puisque Marsupial il y a — jette des ordres brefs, dans une langue inconnue de Claude.

     On sent que l’astronef se déplace très vite.

     – Regarde…

     Claude voit, sur un écran, le magma de grisaille qui apparaît.

     Vraisemblablement, on est encore plongé dans l’atmosphère monstrueuse de Titan.

     Le Marsupial dirige ses robots et, bientôt, une sphère transparente est en vue.

     Une sphère translucide, où stagne un homme sans connaissance, qui est identifié tout de suite par Claude :

     – Le chevalier Coqdor…

     Le Marsupial paraît soudain très étonné et ses énormes sourcils se lèvent au-dessus des yeux bleus globuleux qui interrogent.

     Et il répète :

     – C’est lui, le chevalier Coqdor ?

     – Oui. Ne le saviez-vous pas ?

     Le Marsupial crie encore un ordre et le vaisseau fantôme se rapproche de la petite sphère. Les robots manipulent des commandes et Claude peut apercevoir la double pince géante qui va saisir la sphère.

     – Viens, on va lui faire comme à toi, comme à l’autre, la respiration artificielle.

     Claude ne se le fait pas dire deux fois et il arrive d’abord dans le sas où il voit le rayon rouge qui est en train de fendre délicatement la sphère :

     – Et vous avez réussi cela…

     – Le Marsupial a plus d’un tour dans son sac.

     Claude Dalbret regarde ce curieux personnage. Il aurait tant de questions à lui poser.

     Mais ce n’est pas le moment.

     Il faut songer à Coqdor.

     La sphère éclate et le chevalier évanoui glisse sur le plancher.

     Claude veut se précipiter, mais le Marsupial l’écarte et il emporte le chevalier comme il ferait d’un enfant.

     Claude suit sans rien demander.

     Dans la cabine prophylactique, on dénude Coqdor auquel, déjà, on a mis le respirateur. Le Marsupial l’examine avec une minutie de clinicien.

     – Non… Il n’a rien…

     Coqdor, auquel Claude fait les tractions rythmées des bras, est étendu, inerte.

     Le Marsupial, cette fois, laisse faire le jeune homme et il contemple le corps magnifique de l’athlète-médium.

     – Lui… Coqdor…

     – Vous savez qui il est ?

     – Toute la galaxie le sait. Ah ! s’il n’y avait eu, dans le cosmos, que des hommes de sa trempe, je n’aurais pas tout abandonné, je ne me serais pas retranché de…

     Il s’arrête soudain, foudroie Claude du regard.

     – Mais qu’est-ce que je te raconte ? Tu n’as pas besoin de savoir tout ça… Je devrais te serrer le kiki et en finir avec toi, pour avoir entendu le Marsupial penser tout haut…

     Et puis, il gronde soudain.

     – Fais attention à ce que tu fais… Ne lâche pas le rythme, imbécile… À quoi penses-tu ?

     Claude, pris en faute, rougit comme un collégien.

     À quoi il pense ?

     Il n’ose l’avouer, alors qu’il ne devrait songer qu’à sauver le chevalier Coqdor.

     Il pense à l’image impérieuse qui est en lui, qui vit en lui, qui a pénétré en lui comme une lame.

     L’image de celle qui couronne toute la création gestative qu’il lui a été donné d’apercevoir, dans le magma de grisaille dynamisé par les flammes de Titan.

     Il rectifie son jeu et Coqdor, lentement, revient à la vie.

     Mais Claude ne perd pas la suite de ses idées :

     – Marsupial… Il y en a encore un… Il pense à Wilfrid, et le Marsupial hoche la tête :

     – Je le sais. Mes robots le cherchent. Mais ils ont du mal à le retrouver, celui-là. Claude pâlit. Le Marsupial demande :

     – Tu l’aimes bien ? C’est ton bon copain ?

     Claude, dans de telles circonstances, se sent incapable de raconter des sornettes.

     – Non… je ne l’aime pas et il me le rend. Mais, vous comprenez…

     Le Marsupial paraît très étonné.

     – Vouloir sauver un type que tu ne peux pas souffrir !… Décidément, l’humanité me surprendra toujours… Ou alors, est-ce que tu subis l’influence du chevalier Coqdor ?

     Claude rit un peu.

     – Ce n’est pas impossible. Auprès d’un gars comme lui, on se sent meilleur… Le Marsupial semble désemparé. Mais Coqdor commence à soupirer et il s’empresse de lui amener à son tour l’élixir pourpre.

     Un instant après, Coqdor ouvre les yeux et, d’un élan, serre Claude contre sa poitrine.

     Une sonnerie retentit :

     – Gardez vos effusions pour plus tard, grogne le Marsupial. Les robots m’appellent. Ils ont dû trouver l’autre…

     Claude, rassuré pour Coqdor, emboîte le pas au Marsupial.

     Et le même processus se répète, pour la quatrième fois à bord de l’astronef.

     Un Coqdor en kimono, à son tour, regarde Wilfrid qui revient difficilement à lui et auquel, finalement, le Marsupial fait une piqûre, comme à Tchou.

     Claude et lui, dans leurs peignoirs, se sentent gênés, peut-être un peu ridicules, sûrement à la merci de cet homme.

     – Puis-je vous demander… commence le chevalier.

     – RIEN. Plus tard. Sachez seulement que je n’aime pas les hommes, encore moins les femmes… que j’exècre toute l’humanité…

     – Je ne m’en aperçois guère.

     – En tout cas, Chevalier Coqdor, je suis heureux de vous serrer la main.

     Autre sonnerie, sur un mode très différent.

     – Que se passe-t-il ?

     – Je m’en doutais. Les robots cherchent à échapper à l’atmosphère de Titan. Mais ils s’en sont rendu compte. Et, pour nous empêcher de nous enfuir, ils ont déchaîné contre nous la neige de feu.

    

      

      

 

      

     CHAPITRE III

      

 

     Ni Coqdor, ni ses camarades du commando suicide ne s’arrêtèrent à poser des questions au Marsupial.

     Ils auraient bien aimé savoir de qui il parlait en disant qu’ils déchaînaient la neige de feu, et ce que signifiait cette expression en elle-même.

     Mais les uns et les autres, déjà familiarisés avec les drames de l’espace, saisis par l’immense solidarité qui lie entre eux les cosmonautes de tout poil, autant et plus, peut-être, que les marins sur les océans planétaires, ils n’avaient qu’une pensée : servir.

     – En quoi pouvons-nous vous aider ?… Parlez… Nos efforts à votre disposition… Nous sommes à vos ordres…

     Le Marsupial balaya tout cela d’un geste, un de ces gestes brusques et sans grâce dont il était familier :

     – Foutaises !… Vous ne me servirez à rien… Il faut échapper à l’attraction de Titan, c’est tout…

     Wilfrid et Tchou, pour l’instant, sont neutralisés.

     Coqdor et Claude Dalbret, toujours en peignoir, doivent donc se résigner à demeurer spectateurs passifs dans la lutte qui va se dérouler ?

     Ce qui n’est guère dans leurs habitudes.

     Surtout en ce qui concerne le chevalier.

     Laissant le Marsupial vaquer à ses affaires, c’est-à-dire donner des ordres à ses robots, les deux rescapés s’approchent d’un hublot.

     Et ils vont demeurer là, anxieux, agacés, les poings crispés, enrageant par instants, incapables de participer au salut du vaisseau fantôme, de ce navire spatial de bricolage et de rafistolage qui s’est trouvé cependant bien opportunément pour venir à leur secours.

     À bord, ils en étaient persuadés, il n’y avait, hors cet homme étrange qui se désignait lui-même sous ce pseudonyme grotesque, que des robots, des robots d’origine inconnue, incroyablement perfectionnés, semblait-il, et qui constituaient tout l’équipage du mystérieux astronef.

     En attendant, le nez au hublot, recommençant, comme disait Claude, la longue station à bord du globe transparent, ils observaient…

    – J’ai froid, dit tout à coup Claude. Est-ce que j’ai un malaise, ou quoi ?… Ressentez-vous quelque chose, Chevalier ?

     Coqdor approuva.

     – Oui… Jusqu’alors, il faisait très bon et la climatisation me semblait parfaite, comme, d’ailleurs, le fonctionnement de ce vieux rafiot, en dépit de son aspect usagé, mais, en ce moment, je gèle…

     Les deux hommes grelottaient dans les kimonos qui étaient, pour l’instant, leur seul vêtement.

     – Qu’est-ce que cela signifie ?

     – Et qu’est-ce que la neige de feu ? Est-ce que cela a un rapport…

     – La neige de feu… C’est cela, sans doute…

     Le Marsupial n’était plus là et ne se souciait pas d’eux.

     Ils étaient seuls, tandis qu’on l’entendait, à travers les couloirs du petit navire, tonnant des ordres à l’intention des robots.

     Devant eux, ils apercevaient, dans la masse tournoyante de grisaille où semblait couver tout un monde, une sorte de tourbillon fulgurant qui arrivait, en tournant.

     – On dirait tout à fait une trombe, fit remarquer Claude.

     – Oui, à cela près que c’est d’un rouge feu…

     – Et voyez, ces étincelles, ces points brillants qui s’en échappent en permanence…

     Ainsi, ils firent connaissance avec la neige de feu.

     Le nuage tournant, tempête de myriades de points flamboyants, arrivait sur l’astronef, qui cherchait à l’éviter par des manœuvres subtiles, tout à l’honneur des robots pilotes.

     Claude, comme Coqdor, continuait à geler et il fallait bien constater que, à bord de l’astronef, la température ambiante avait baissé tout à coup.

     Ils étaient fascinés par la trombe rouge, qui, jetant des millions d’étincelles, évoluait, ondulait, tournait autour du navire, comme un gigantesque oiseau de proie, et cherchait visiblement à attaquer.

     – Mais ne peut-on faire quelque chose ? grogna Claude.

     – Vous seriez bien malin de vous en prendre à la neige de feu, lui rétorqua une voix rogue, éclatant tout à ses côtés.

     Le Marsupial était là.

     Coqdor, cette fois, l’interrogea.

     – Que signifie, Marsupial ? Le colosse haussa les épaules.

     – Un de leurs procédés à eux. Dès que quelque chose ou quelqu’un veut, soit échapper à Titan, soit y pénétrer, ils déchaînent ce truc-là.

     Tout en suivant de l’œil les évolutions de la trombe fulgurante, le chevalier en profita.

     – Vous les connaissez donc ? Vous savez qui ils sont ?

     Le Marsupial grogna quelque chose dans sa barbe.

     – Curieux… Si ça se trouve… Ils vont nous atteindre, et alors… vos questions seront vaines…

     – Que se passera-t-il ? L’astronef sautera, ou sera consumé, ou…

     – Hé non ! Il gèlera. Regardez déjà ce que produit la présence de cette trombe de neige rouge…

     Il montrait, dans les angles, et contre le hublot, la condensation qui se congelait spontanément, provoquant une fine neige poudreuse.

     – Cela glace, à un degré effroyable, d’autant plus effroyable, je crois, que c’est provoqué par du feu… Oui, par quel procédé, je n’en sais rien. Personne ne le sait et ne le saura sans doute jamais, à moins de devenir de leur race…

     Et, puisque le Marsupial restait là, puisqu’il semblait avoir définitivement délégué ses pouvoirs aux robots qui, d’ailleurs, échappaient à la trombe avec une adresse incroyable, Coqdor poussa les questions :

     – Vous les connaissez ?

     – Personne ne les connaît.

     – Vous les avez vus ?

     – Personne ne les a vus, ni, d’ailleurs, ne peut les voir.

     – Mais, alors… ce que vous savez sur eux…

     – J’ai mes antennes, voilà tout. Quand ce sera fini, si nous nous en sortons, ce qui n’est pas sûr (il semblait réellement inquiet en suivant du regard l’incroyable ballet dansé par la trombe qui cherchait à joindre l’astronef, lequel lui échappait sans cesse), si nous nous en sortons, je vous montrerai mes installations… Du « soi-même », du travail d’amateur… Hé ! oui, le Marsupial est comme ça… Mais, avouez que pour un amateur, il se défend.

     – Je l’admets et je l’en félicite, dit Coqdor, sincère.

     Claude, le cœur battant, regardait la formidable masse de feu tournant, crachant ses milliards d’étincelles, qui tentait le contact et passait à côté, tant les robots pilotes savaient dérober à point l’astronef fantôme à la rencontre.

     Il faisait de plus en plus froid.

     Soudain, tout s’embrasa au-dehors.

     C’était le moment où l’étincelle géante se manifestait. Dans la masse grise où tournait la trombe comme un long fuseau rouge qui ne se reliait à aucun nuage, ni à aucun océan, la création admirable reparut, d’un seul coup, comme un film de miracle.

     Ce fut, pour ceux que traquait la trombe, ceux que le vaisseau du bricoleur protégeait dans cet univers dément, l’éblouissement, une fois de plus.

     De l’amibe à l’humain, par la longue, l’interminable gamme des créatures, du brontosaure à l’oiseau-mouche, du cœlacanthe au vampire, de la souris au mammouth, dans l’incroyable cortège floral, dans la féerie minérale, tous les tons, tous les sons, toutes les couleurs, tout ce qui est à partir de la divine vibration qui anime le monde, tout venait encore de leur apparaître.

     Cette fois, le chevalier Coqdor eut une surprise.

     Claude demeurait en place, ayant visiblement oublié la trombe menaçante, ne sentant pas le froid terrible qui, au moment où l’étincelle s’était manifestée dans le monde de Titan, avait glacé l’intérieur de l’astronef, à tel point que leurs respirations gelaient sur leurs visages, que la buée se condensait en petite neige.

     Et Claude, extasié, ne ressentant rien, tout à son rêve intérieur, en négligeant le péril.

     Car la lutte se poursuivait et les robots pilotes avaient fort à faire pour échapper à la trombe de neige en feu.

     – Dalbret…

     Claude Dalbret ne répondit pas.

     – Dalbret… Revenez à vous, insista le chevalier.

     Claude le regarda. Il avait un sourire béat.

     – Eh bien ?…

     Alors, Coqdor entendit ce mot, ce nom, plutôt ahurissant en la circonstance :

     – Ma… ga… li…

     – Hein ? Qu’est-ce qui vous arrive, mon vieux ?

     Il le secouait vigoureusement, redoutant les effets de quelqu’un de ces dangereux mirages de l’espace dont il avait si souvent apprécié les redoutables effets.

     Claude revenait à lui, mais souriait toujours.

     – Chevalier… Je l’ai revue…

     – Mais qui ?

     – Elle… Ne l’avez-vous pas vue ? Chaque fois que la grande étincelle passe dans le monde de Titan, toute la création apparaît d’un seul coup…

     – Je le sais bien, dit Coqdor, je m’en suis rendu compte. Mais quelle est donc cette Magali ?

     – L’ai-je appelée Magali ? Oui… Je ne sais pas, je ne sais plus ! Mais vous l’avez vue, comme moi…

     – Ah ! la fille ? ricana le Marsupial. Naturellement, il n’y a pas de création totale sans une femme, pour ficher tout par terre. Ils ont voulu copier le bon Dieu en tout. Ils sauront ce que ça leur coûte.

     Coqdor fronça le sourcil.

     Il cherchait à la fois à comprendre Claude, et à saisir le sens des propos du Marsupial.

     – Vous m’expliquerez plus tard, Marsupial. Vous, Dalbret, éclairez votre lanterne…

     – Chevalier, vous avez vu cette femme, cette femme radieuse, qui semble couronner cette création en gestation, où tout est tout et en tout, et qui, d’un seul coup d’œil, apparaît dans sa plénitude.

     – Mais oui. Et alors ?… Ah ! je comprends, vous en êtes amoureux ?

     Le Marsupial eut un gros rire, insultant et presque obscène :

     – Amoureux… d’une vision…

     – N’est-ce qu’une vision ?

     – Les hommes seront toujours des bêtes, je l’ai bien dit quand j’ai quitté le cosmos…

     – Où vous êtes toujours, Marsupial. Avec votre astronef, et vos braves robots qui luttent et nous font échapper à la neige de feu…

     Les robots avaient réussi quelque chose.

     Peut-être à la faveur de la grande étincelle, ils avaient emmené l’astronef très haut, si bien que la trombe flamboyante paraissait lointaine, quoique cherchant visiblement à rejoindre les fugitifs.

     Le froid demeurait vif, mais s’était un peu atténué.

     Coqdor était exaspéré par les questions à poser.

     Certes, en ce qui concernait Claude Dalbret, il croyait avoir compris.

     Après la mort de sa bien-aimée, il avait voulu se suicider.

     Le commissaire Robin Muscat l’avait sauvé à temps et lui avait trouvé un excellent exutoire avec la recherche des flammes sur Titan et le commando suicide.

     Mais il gardait en lui, avec sa jeunesse, sa fougue, sa virilité, un immense potentiel d’amour à donner et il le catalysait, inconsciemment, sur une vision, lui ayant donné subconsciemment un nom, un nom de femme, un nom du pays de France-sur-la-Terre, gracieux et poétique.

     Tout cela, peut-être, sans s’en rendre compte.

     – Marsupial, expliquez-moi…

     La grande brute regarda son chronographe :

     – Chevalier Coqdor… Il y a déjà quatre minutes. Encore vingt-trois et…

     – Je sais. La grande étincelle se manifestera de nouveau.

     – Si vous croyez au Maître du cosmos, priez-Le de nous épargner le contact de la neige de feu. C’est ce qu’ils cherchent, les salopards. Le pouvoir congélateur atteint le zéro absolu. Vous avez senti l’avance du froid chaque fois que la trombe s’est approchée de nous. Mais, comme tout ce qui est sur Titan, elle touche au point culminant au moment de la dynamisation absolue par la grande étincelle. Si, par malheur, dans… plus que vingt-deux minutes, nous entrons en collision avec alors que tout s’embrase, nous serons gelés, comme du bœuf dans sa boîte de conserve.

     Et les minutes passèrent.

     La trombe cherchait à rejoindre l’astronef qui évoluait toujours.

     Coqdor demanda pourquoi on n’avait encore pu sortir de l’atmosphère de Titan, alléguant que, vraisemblablement, la trombe ne les traquerait pas dans l’espace.

     – C’est vrai… Hors de l’atmosphère de Titan, plus de risques. Mais il faut y parvenir. Or, nous sommes littéralement englués dans cette masse, dans ce magma, dans ce bouillon de vie où ils fabriquent leur monde à eux…

     – Nous y voilà, dit Coqdor. Ils, ces mystérieux ils, cherchent à créer un monde.

     – Oui, Chevalier. Pour conquérir le vôtre. Ils recommencent la création, afin de vous joindre, en se servant de l’exemple divin. Alors, ils refont tout d’un seul coup, au lieu de demander quelques millions d’années.

     Il regardait le chronographe.

     – Encore treize minutes… Si nous évitons le contact, cela ira mieux.

     Claude ne disait plus rien. Il rêvait à la femme unique de la création artificielle, celle qu’il avait, sans trop s’en rendre compte, déjà délicatement baptisée Magali.

     – Revenons à nos moutons, dit doucement Coqdor.

     – Ce qu’ils sont. Je vous ai dit que je ne le savais pas. Ils viennent des quasars, ou des galaxies bleues, ou d’une autre dimension, comme on disait autrefois. Encore qu’on ne croie plus à cette dernière sottise. Il y a trois dimensions, plus l’action, ce qui fait quatre, et le temps constitue le total. Mais ce n’est pas la question. Sachez que, un peuple inconnu, d’une nature différente de la nôtre, veut prendre contact avec notre cosmos. Pour le conquérir ? C’est vite dit. Les hommes sont tellement conquistadores de nature qu’ils croient les autres semblables à eux et dévastateurs. Mais ce sont quand même des salopards, nos types. Parce qu’ils veillent sur leur création. Et qu’il est difficile, ensuite, de leur échapper. Vous en avez su quelque chose quand ils vous ont capturés avec leurs sacrées sphères.

     – Mais vous saviez tout cela, Marsupial. Et vous avez lancé votre navire là-dedans.

     – Ouais ! Et alors ?

     – Pourquoi ?

     Le Marsupial haussa les épaules et ne répondit rien. Il paraissait de méchante humeur.

     – Je croyais que vous étiez misanthrope, dit doucement le chevalier.

     Claude béait à l’image lointaine de Magali, cherchant à la retrouver dans le conglomérat changeant et gris, où passait la trace de feu de la trombe infernale.

     Le froid demeurait vif. Le Marsupial coupa.

     – Plus que quatre minutes… À peine… Plus que trois…

     – Un peuple qui cherche le contact, dit Coqdor. Ensuite ?

     – Impossible, de leur nature à la nôtre. Alors, ils ont conquis Titan. Dans l’atmosphère méphitique de la planète (la seule du genre sur le système solaire), ils fabriquent le bouillon, la soupe vivante. Tout est en gestation. Et les étincelles dynamisent le tout.

     – Ces étincelles, d’où viennent-elles ?

     – Ils se basent sur un pulsar. Une étoile agissante. Cela revient toutes les vingt-sept minutes. Et le tout se façonne lentement.

     Il ajouta :

     – Plus qu’une minute…

     Claude s’arracha à son rêve amoureux.

     – La trombe… La neige de feu…

     La masse tournoyante, jetant des millions et des millions d’étincelles de froid, arrivait sur le vaisseau fantôme…

     La grande étincelle troua l’atmosphère de Titan.

    

      

      

 

      

     CHAPITRE IV

      

 

     Une fois encore, elle illumina, elle incendia, elle embrasa tout ce que contenait la masse de gaz méphitique entourant le satellite de Saturne.

     La création en gestation apparut, une fraction d’instant, égale à elle-même, telle qu’elle se façonnait petit à petit, telle qu’elle serait enfin lorsque, dans un temps déterminé mais inconnu, elle serait réalisée, et que, sur cette planète, naîtrait un nouveau monde.

     L’homme dominait et la femme, près de lui, au-dessus de lui, demeurait le digne achèvement de cette autre genèse.

     La femme dont l’image de feu s’imprégnait chaque fois davantage sur les rétines sensibles de Claude Dalbret.

     Celle qu’il n’était pas loin de considérer comme une déesse.

     Celle qu’il avait appelée Magali, et qui, cependant, n’existait pas encore, n’était qu’une femme à l’état de projet, comme tout ce que les mystérieux êtres venus d’ailleurs avaient préparé dans la soupe de vie qu’ils cuisinaient si singulièrement sur Titan.

     Mais, sans doute, Claude était-il le seul à voir le phénomène sous cet angle à la fois sensuel et poétique.

     Coqdor, comme le Marsupial, mesurait tout ce que représentait le fait que la neige de feu fonçait sur le vaisseau bricolé.

     Ils furent culbutés, renversés, projetés les uns et les autres dans les angles de la cabine où ils se tenaient.

     Et, à travers l’astronef, les robots, déséquilibrés, tombaient, eux aussi, et se débattaient gauchement, leurs grands membres de métal s’agitant comme ceux de hannetons gigantesques et maladroits.

     Tchou et Wilfrid furent jetés à bas des couchettes, mais ne se réveillèrent pas pour cela.

     En même temps, un froid terrible, un froid inconnu, déferla sur le vaisseau et tout gela à l’intérieur, les liquides dans tous les récipients, et cela provoqua, non seulement des pertes dans les réserves, mais encore des avaries dans les moteurs.

     Cependant, les deux robots pilotes dressés par le Marsupial avaient effectué leur travail jusqu’au bout.

     Si bien qu’ils évitèrent, à quelques millimètres près, le contact de la masse même de la neige de feu.

     Des étincelles fouettèrent donc la carène du navire spatial, s’y écrasèrent et déterminèrent des ravages à l’intérieur, sans pour cela que le gel absolu s’y déclarât.

     Parallèlement, en un suprême effort, comprenant (dans leurs circuits conditionnés) que le cosmonef était perdu si le contact avait lieu, les robots manœuvraient de telle façon qu’ils lançaient l’appareil en un formidable saut, désordonné sans doute, mais où se risquait le tout pour le tout.

     Le résultat fut inattendu.

     Réfrigéré, emportant des hommes grelottant à peine tant ils étaient écrasés de froid, et des robots engourdis, leurs circuits étant, eux aussi, atteints, le vaisseau fantôme du Marsupial exécuta un bond prodigieux.

     Toute l’énergie possible avait été concentrée pour l’exécution de cette suprême manœuvre.

     Si bien que, ayant déjà atteint les limites de l’atmosphère titanesque, le navire spatial se « désenglua » littéralement de la masse du conglomérat mouvant et fut projeté hors de cette atmosphère, dans le grand vide, à quelques dizaines de milles de la zone dangereuse.

     Là, n’étant plus dirigé, il commença à rouler sur lui-même et, par un phénomène naturel, logique, intangible, il commença tout bonnement à se satelliser autour de Titan, mais hors de portée du bouillon géant où cuisait un monde.

     Coqdor, le Marsupial, et Claude, revenaient lentement à la conscience.

     Ils ne réalisaient pas encore. Ils avaient subi un vertige insensé, qui les avait assommés et, à leur réveil, des nausées les prenaient, désagréables, pénibles, comme après une longue période de mal de l’espace.

     Cependant, ni le chevalier Coqdor, ni cette grande brute qui se faisait appeler le Marsupial n’étaient hommes à se laisser longuement abattre.

     Ils se relevèrent, titubèrent un peu, s’appuyèrent l’un sur l’autre, se dirigèrent vers les hublots, essayèrent de voir, de se rendre compte.

     Il leur fallut, à l’un et à l’autre, quelques minutes d’observation.

     Observation pénible. Tout se brouillait encore, et ils ne savaient si cela était consécutif à la position de l’astronef ou simplement à leur état physiologique perturbé.

     Au bout de quelques instants, ils penchèrent pour la seconde hypothèse.

     Les choses s’éclaircissaient. Certes, il faisait encore un froid mortel à bord, mais, petit à petit, le chauffage allait retrouver son cycle normal.

     Le Marsupial héla ses robots et plusieurs d’entre eux apparurent, s’étant péniblement relevés, mais demeurant à peu près intacts, du moins quant au conditionnement interne.

     Il y en avait, en effet, de cabossés, avec des parois défoncées, quelques ampoules brisées, mais le Marsupial les ferait réparer les uns par les autres.

     Les hommes, d’ailleurs, avaient, eux aussi, subi quelques dommages. On voyait des ecchymoses, des hématomes se formaient.

     Le Marsupial saignait du nez, ce qui l’irritait. Claude avait un œil poché, mais ne s’en souciait guère, tout à son rêve.

     Quant à Coqdor, il avait le front et le menton endoloris.

     Qu’importait tout cela. On vivait. Et on avait échappé à la fois à la neige de feu et à l’atmosphère fantastique de Titan.

     Le Marsupial ne voulait visiblement pas laisser éclater sa joie, cela eût mal correspondu au personnage bourru qu’il prétendait demeurer.

     Coqdor, lui, souriait, heureux, détendu.

     Claude était lointain, et le perpétuel sourire de béatitude flottait sur ses lèvres.

     On échangea quelques mots pour mettre la situation au point et, quand il se fut avéré que, au bout de vingt-sept minutes, on ne reverrait plus le prodigieux spectacle de la création future et unilatérale, le jeune homme pâlit soudainement, ce qui n’échappa pas au chevalier Coqdor.

     – Ce qui nous a sauvés… une manœuvre de mes robots… Et, aussi, un remous, un remous provoqué à la fois par le mouvement du navire et par l’arrivée de la trombe de neige flamboyante… Les deux forces conjuguées nous ont arrachés à l’emprise de Titan, ce que nous n’aurions peut-être jamais réalisé de nous-mêmes…

     L’explication du Marsupial était probablement la bonne.

     En tout cas, on pouvait considérer le résultat comme providentiel.

     Cependant, le Marsupial ronchonnait :

     – On gèle, ici… Klym… Avztar… Moliyon… Zimo… De la chaleur… Et vite, sinon, nous allons crever de froid Et vous aussi, vous serez congelés.

     Les robots réagirent vivement et se hâtèrent d’aller forcer le système de chauffage de l’astronef.